Aux Ames Pionnières


Laissez faire les andouilles

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 
 
 
 
 

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Chapitre 10


Le matin dU marché

 

Le lendemain, jour de marché, Pépette prit un peu de retard sur le programme de la matinée. En général, ses journées étaient réglées à la minute près. Un temps pour chaque chose, chaque chose à sa place et une place pour chacun chez soi. Telle était sa devise. Pas question d’en déroger ou ça allait barder. Il fut donc décidé, d’un accord unanime, moins une voix, que ce serait Marcel qui irait faire les commissions.
Exceptionnellement !
Le jardinier prit la nouvelle avec bonheur. Pour une fois, il allait pouvoir échapper aux griffes de sa femme et prendre un peu de bon temps loin du foyer conjugal. D’ordinaire c’était Pépette qui s’y collait de peur que son mari ne gaspille inutilement l’argent du ménage et ne traîne trop longtemps avec les copains à regarder les jambes des filles. Marcel ne l’accompagnait qu’occasionnellement et seulement au titre de manutentionnaire agréé. Un point c’est tout.
Comme il franchissait le seuil de la cuisine la mine réjouie, Pépette le tira par la manche.
—   Dis donc, où tu vas avec ce sourire ? grommela-t-elle.
—   Quel sourire ?
—   Je t’ai fait une liste et tu es prié de t’y tenir. Méfie-toi Marcel, j’ai des yeux et des oreilles qui traînent là-bas, je saurai tout. Dans les moindres détails.
Apolline planta ses petits yeux pointus dans ceux de son mari et lui indiqua la porte d’un geste du bras. Il sortit en courbant l’échine, son petit panier à la main, sans contester. Depuis le temps, les réactions de sa femme avaient fini par le laisser indifférent. Il se pliait à sa volonté sans opposer de résistance, mais une fois dans son potager, il se sentait un autre homme.
Une fois dehors, Marcel huma l'air frais de la campagne. Il promena un regard interrogatif sur ses plantations. Avait-il vraiment vu un étranger dans son jardin. Dans toute l’Histoire de la littérature potagère, on n’avait jamais entendu parler d’un tel phénomène. Il se passe pourtant un grand nombre d'événements dans le monde, on suit avec assiduité le journal télévisé depuis des temps fastidieux, on nous montre chaque jour des choses extraordinaires et renversantes, et on ne sait toujours rien des mœurs particulières des hommes en costume blanc.
Qui était cet homme surgi de terre au milieu de son jardin ? Existait-il réellement ? Pourquoi Hector ne l’avait il pas vu alors qu’il jardinait à côté. Il aurait au moins dû l’entendre. Apparemment, il avait retrouvé la mémoire de son nom. Jean-Charles Édouard machin chose car en tombant Marcel avait perdu la fin de la phrase. Le jardinier commissionnaire aspira une nouvelle bouffée d'air humide. Le plafond nuageux annonçait une possibilité de pluie. Une pensée traversa alors son esprit embué. Il tenta de la rejeter mais elle revint avec force.
Un fantôme !
Machin chose était un fantôme. Un spectre de la nuit revenu d’outre-tombe pour s’amuser de la crédulité des vivants. Une apparition du royaume des ombres dans le jardin des rescapés. Marcel essaya de se remémorer les élucubrations du père Baptiste concernant le sort des hommes après la mort. Il n’y croyait pas davantage qu’aux joies du mariage, mais le mystère qui s’en dégageait lui permettait d’oublier un moment l’implacable déroulement de la réalité quotidienne. Jean Charles Édouard était peut-être un fantôme agricole venu ébranler les certitudes qui pesaient sur sa tranquillité de retraité agréé ?
Il paraît qu’après la vie on ne serait pas vraiment mort. On ne serait même pas que blessé. On se relèverait pour aller flotter sur un nuage blanc avec des sandales tressées, un scapulaire flamboyant et des ailes de papillon. À la condition d’avoir été sage et obéissant durant toute une vie de labeur et d’abnégation, autrement il n’y avait d’autres issues que les vers et la fermentation. On pouvait se trouver transformé en âmes grises et errer entre les mondes pour l’éternité. Au pire, on devenait une âme noire prisonnière du prince des bas-fonds. C’est ce qu’on affirmait dans les milieux autorisés. C’était également l’avis de la Dupoussin, la secrétaire de mairie, et de sa sœur, qui faisaient le catéchisme tous les mercredis après-midi dans la crainte du châtiment réservé aux infidèles et aux fornicateurs imputrescibles. Ces gens-là sont des professionnels qui savent très bien de quoi il retourne. De même qu’Hector dont la belle-sœur était la marraine d’un caporal de l’armée du salut. Mais il y avait aussi Poils aux bras, le garde-champêtre, qui refleurissait en cachette la tombe de sa femme deux fois l’an, à Noël et le jour des Rameaux. Pourtant, Poils aux bras n’était pas bigot, il n’était même pas croyant. Sauf peut-être dans les moments difficiles, quand son casque à infrasons tombait en panne. Une petite prière quand tout va mal ça n’engage à rien. Et puis on ne sait jamais, des fois que ça serait vrai, il vaut mieux mettre le Seigneur de son côté avant le jour du Jugement Dernier. C’est plus prudent.
Le Jugement Dernier ! Mais bien sûr ! On ne revient pas du royaume des morts. Si l’homme en costume blanc n’était pas un fantôme, ni un spectre de la nuit, ce qui eut été aller contre l’Administration… c’était peut-être Dieu lui-même ?
À cette pensée, Marcel épongea une sueur froide.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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