Aux Ames Pionnières


Laissez faire les andouilles

 

 

Chapitre 7


DélatioN

 

 

Tapi dans son fourré, Poils aux bras, le garde-champêtre, passait ses journées à ausculter les environs.
Son bosquet de prédilection était un amas de fougères situé à l'angle de la route départementale et du chemin des poltrons. Chemin de caillasse qui séparait la maison d'Agathine de celle des Coquecigrues. Ce même chemin longeait ensuite le jardin de Marcel puis tournait sur la droite en se transformant en sentier, passait devant le jardin d'Hector et finissait à la lisière des champs de labours.
L'entrée du chemin des poltrons donnait sur la départementale qui s'en allait vers la ville après avoir effleuré le village sur sa gauche. L’endroit rêvé pour établir la courbe des nuisances sonores sans se faire remarquer. Et verbaliser, le cas échéant. Équipé du matériel indispensable et d’un petit litron pour la route, Poils aux bras était censé mesurer l’intensité des sons dépassant la moyenne autorisée. Tout un arsenal de pointe dont il comprenait à peine le maniement, mais qui faisait de lui un homme utile et fier. Il avait ainsi le sentiment de servir son village et de participer aux progrès des sciences et de l’industrie.
Poils aux bras était un enfant du village. Il y était né et avait usé ses fonds de culotte sur les bancs de l'école communale. Il avait d'ailleurs obtenu la médaille du meilleur cancre des annales de la commune. Sans contestation possible. À cette occasion, il y avait eu de grandes festivités car personne n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi bête. Ce qui avait provoqué la jalousie des villages environnants. On en était même venu aux mains grâce à l'intervention de la haute incompétence politique de l'époque.
Léon Poileaud, surnommé Poils aux bras par ses petits camarades de classe, avait le profil rustique et la charpente massive.  Son gros nez crevassé surmontait une énorme moustache qu'il titillait sans arrêt. À cheval sur une chevelure hirsute, abondante et presque rouge, il portait en permanence un casque d'écoute à la place de sa casquette d'agent municipal. Léon Poileaud, chargé de l’application des règlements ou alors ça va barder, était un homme austère et rude. Il avait le front bas et l’esprit pratiquement aussi étroit que le canal de l’urètre. Incapable de faire immédiatement le rapprochement entre son nom et sa personne, il pensait que la plaisanterie s’adressait à un autre. La subtilité du jeu de mot lui échappait insidieusement. Néanmoins, il lui arrivait parfois d’en rire de bon cœur sans trop savoir pourquoi. En dehors des heures de service, et seulement pour faire comme tout le monde.
Comme chaque matin, allongé sur l'herbe fraîche couverte de rosée, Poils aux bras digérait la rasade de gnole qu'il venait de s'octroyer pour l'ouverture des hostilités. C'est-à-dire, piéger le contrevenant aux bonnes lois édictées par la mairie. Totalement beurré malgré l'heure matinale, il ignora le passage du père Baptiste sur sa bicyclette dont le couinement de la roue arrière dépassait légèrement la moyenne autorisée. Le curé du village profitait de la matinée pour faire un peu d'exercice physique en faisant le tour du petit bourg et de ses environs. Cela lui permettait également d'être au courant des petits potins circulant sur les uns et les autres. C'est dans ces mêmes potins qu'il puisait la quintessence de ses sermons.
C’était un bon vivant débonnaire à la tempe grisonnante et qui n'hésitait pas à pousser le coup de gueule quand cela s'avérait nécessaire. Son physique de cinquantenaire en imposait toujours. L’exercice de sa foi et son engagement devant les mystères de Dieu ne se limitaient pas uniquement à l’observation des rites en usage et au vin de messe. Le village était son église et les villageois son sacerdoce. Sa seule présence suffisait à rassurer les paroissiens. Devant l’Éternel et l’arrivée du quinté plus.
À peine Baptiste s’était-il engagé sur le chemin des poltrons qu’Agathine Parcimonie se jeta quasiment dans ses roues.
—   Ah mon père, vous tombez bien ! lâcha-t-elle en se tortillant comme un ver.
Le père Baptiste freina d’un coup sec et l’évita de justesse. La vieille fille avait l’air affligé des gens honnêtes. Son corps sec et calleux se tordait dans tous les sens, menaçant de rompre au moindre coup de vent. Elle faisait penser à un pied de vigne rongé par le phylloxera. Sa petite voix stridente, autant que ses propos nauséabonds et décousus avaient toujours irrité le curé qui s’impatientait sur le bord du chemin.
—   Si vous en veniez au fait, lui dit sèchement le père Baptiste en réajustant son large béret.
Agathine jeta un regard discret autour d'elle et prit un air de conspiratrice patentée.
—   C’est que c’est délicat mon père, siffla-t-elle.
—   Dans ce cas, venez me voir en confession.
—   Il ne s’agit pas de moi, mais de Marcel.
Le curé ouvrit des yeux ronds. De la bouche de cette satanée vipère, il s’attendait toujours au pire.
—           Marcel ! Qu’est-ce que vous lui voulez à Marcel ? C’est encore une de vos manigances, tempêta-t-il.
La Parcimonie se ramassa sur elle-même, laissant apparaître la pointe de ses incisives ébréchées et jaunies.
—   J’ai tout vu mon père, couina-t-elle. Figurez-vous que le Marcel, y parle à ses légumes.
Baptiste fit un pas en arrière. Les petits yeux rouges d’Agathine luisaient dans l’humidité.
—   C’est comme je vous dis mon père, renchérit-elle sur le ton de la confidence. Marcel parle à ses poireaux.
—   Je vous demande pardon ?
Le curé avait blêmi. La vieille sorcière en bava de satisfaction. C'est en prenant sa soupe de poireaux du matin que l'idée lui était venue. Faire passer le Marcel pour un demeuré. Enfin, une bonne vieille rumeur croustillante à souhait. Et avec l'aval du curé. Agathine en était toute émoustillée.
Baptiste avait bien entendu, la Parcimonie accusait son voisin de parler à un poireau ! Cette chose molle et verdâtre qui flotte dans l’eau chaude et qui coince entre les dents ! Dans sa vie de curé le père Baptiste avait tout entendu, des choses les plus banales aux choses les plus extravagantes, des choses que seule l’oreille éclairée du confesseur peut entendre, mais là on frisait l’inconcevable. Jusqu’ici Agathine s’en était toujours tenue à des accusations vraisemblables. Ses calomnies se limitaient, en général, à l’observation des faits et à l’amplification des racontars en vigueur. Elle avait trop peu d’imagination pour mentir. Dans quelle situation avait bien pu se fourrer Marcel pour attiser le venin de cette vieille sorcière ? Le curé n’ignorait pas son penchant pour l’indiscrétion, ni son œil endoscopique scannérisé monté sur trépied, mais tout de même.
Parler à un poireau frisait presque l'indécence.

 
 
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